jeudi 13 novembre 2014

La bibliothèque du futur : Interview N°2

Dans le cadre de notre série  d’interviews sur la bibliothèque du futur , Olivier Ertzscheid, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Nantes (IUT de La Roche-sur-Yon) s’est prêté au jeu des questions réponses.

Quelle est votre perception des bibliothèques aujourd'hui ?

Globalement celle d'organismes assez "figés", qui ne parviennent plus à remplir leur rôle parce qu'elles ne comprennent plus ce que devrait être ce rôle, ou qu'elles n'ont plus le temps de l'imaginer - ni la formation pour.



Que faudrait-il faire pour encourager le public à venir plus massivement en bibliothèque ?

A part leur offrir des iPads ou des chèques cadeaux vraiment je ne vois pas. Non, plus sérieusement, je ne sais pas. Et je ne sais surtout pas si c'est la bonne question à se poser. Comme plein d'autres institutions, comme plein d'autres édifices, comme plein d'autres métiers, les bibliothèques sont en train de changer de fonction. Par exemple la fonction de "consultation" (sur place ou à distance) n'est plus du tout en accord avec la réalité des pratiques connectées aujourd'hui. S'en plaindre ou s'en désoler ne sert à rien sauf à entretenir une nostalgie qui n'est qu'un baume commode pour ceux qui refusent d'envisager la possibilité d'une mutation. Comme Michel Serres le signalait très justement dans une entrevue au journal Libération:
"on a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque."

Par chance pour les singes un peu savants que nous sommes, les "fonctions" d'une bibliothèque ne se limitent pas à la consultation :-) La bibliothèque est aussi amenée à devenir de plus en plus un "lieu de vie", un lieu d'échanges, un peu à l'inverse du concept - à mon avis uniquement "marketing" et nocif - de Learning Center. Un endroit où à l'heure de l'économie de l'attention, on "fait attention", on "prête attention", mais pas seulement aux livres ou aux différents documents qui y sont présents, un endroit dans lequel on dispose d'un "cadre" attentionnel. Les collègues de la bibliothèque universitaire d'Angers qui avaient il y a quelques années créé "le buzz" en annonçant qu'ils allaient installer des consoles de jeu Wii dans leur BU. Je m'étais moi-même fait piéger mais j'avais dit - et je maintiens - qu'il s'agit d'une excellente idée.


L'autre grande fonction que la bibliothèque va devoir réaffirmer est une fonction politique. On l'oublie souvent mais l'histoire des bibliothèques est d'abord une histoire politique. Face aux enjeux de concentration (industrielle, attentionnelle, économique) qui traversent aujourd'hui les questions de l'accès aux savoirs et aux connaissances sur Internet, les bibliothèques sont - ou en tout cas devraient être- les premiers lieux de contre-pouvoir. C'est ce qu'à l'initiative de Lionel Maurel et de Silvère Mercier, et avec la complicité de l'équipe de la BU de La Roche-sur-Yon nous avions modestement tenté de montrer en organisant une copy-party: quand tout le monde parle de "droit d'auteur" en saturant l'espace et l'imaginaire public d'une approche tendant à criminaliser les pratiques, la fonction politique de la bibliothèque c'est de changer d'angle, ou au moins s'efforcer de montrer qu'un autre angle est possible. 



Si on se projetait dans les 10 années à venir à quoi pourrait ou devrait ressembler la bibliothèque ?

J'ai déjà souvent dit ou écrit que les bibliothèques vendraient des livres et que les librairies en prêteraient. Je crois que dans 10 ans on continuera d'organiser des colloques et des tables-rondes sur l'avenir des bibliothèques, parce qu'il y aura toujours bien sûr des bibliothèques. Mais avec de moins en moins de documents physiques, et avec de moins en moins de gens qui les fréquenteront (sauf peut-être pour certains cas particuliers comme les bibliothèques universitaires). 

Pour revenir sur votre première question je crois qu'il faut impérativement arrêter de se poser la question de savoir comment faire venir les gens dans les bibliothèques. Le travail des bibliothèques aujourd'hui c'est d'apprendre et de faire comprendre aux gens comment faire venir des bibliothèques chez eux. La bibliothèque c'est la dernière chance dont nous disposons de faire encore "culture commune", quand tous les écosystèmes dominant aujourd'hui sur le web ne font que renforcer nos propres croyances, nous confortent dans nos propres représentations, dans nos "bulles attentionnelles" comme le dit Eli Pariser. 

La fonction de la bibliothèque c'est de permettre l'existence de représentations communes qui ne sont pas uniquement choisies en fonction de l'audience ou du "taux de partage" qu'elles peuvent susciter. La fonction de la bibliothèque c'est de construire - ou de permettre la construction - et la circulation - de ces représentations au plus près à la fois des ressources et des lieux de circulation de savoirs, d'informations. Or jamais dans toute leur histoire depuis Alexandrie, jamais les bibliothèques n'ont été aussi éloignées (physiquement et intellectuellement) des ressources, des documents et des idées - et ges gens ... - qu'elles ont pourtant pour fonction de collecter et de représenter. On a tenté de cacher la misère derrière une logorrhée à base de "tiers" et autres "troisième" lieu. La réalité c'est que - sauf exceptions et il en existe heureusement quelques-unes - la réalité c'est que tant que la bibliothèque continuera de se penser en tant que "lieu" elle sera incapable de remplir toute autre fonction que celle de s'interroger sur son propre avenir. 
Et "il n'y aura plus que des singes à la très grande bibliothèque".




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